mercredi 17 novembre 2010

Le nom du Diable

Il aimait se tenir derrière cette table en prenant son café le midi. Seul, en touillant machinalement, il se laissait aller à penser, en essayant d'oublier la morbidité du quotidien.
 En regardant les gens, il s'imaginait leurs vies, ce qu'ils faisaient avant, et ce qu'ils feraient après avoir pris un plat dans ce restaurant si banal.
 Mais aujourd'hui tout changea par rapport à d'habitude quand il vit une nouvelle serveuse. Une jeune fille, qui devait avoir SON âge. Les yeux, les cheveux, tout lui rappelait Almyra. Son cœur commençait à battre quand elle lui demanda d'une voix fluette :"Que désirez-vous?"
 Il resta un moment le regard vague et rêveur sans répondre, au point que la jeune fille sourit et lui demande "Vous allez bien monsieur?".
 Il retomba de ses pensées nostalgiques, et réfléchis très vite à ce qu'il allait pouvoir lui demander. Ses seuls mots ont été: "Un café noir, bien serré s'il vous plait."
 La jeune fille lui répondit d'un air agréable: "Très bien monsieur, ça sera tout?"
Il se contenta d'acquiescer, toujours avec cette difficulté à ne pas prendre un air d'imbécile heureux.
Quand elle tourna le dos, il se remémora toutes ces choses sans grande difficulté puisqu'elles habitaient en lui, et qu'il en était lui-même la maison.
 La jeunesse, l'accident et un enfant, une petite fille qui nait sans qu'on le veuille vraiment. Toujours dans un premier temps le ressenti du poids de la Responsabilité, avant qu'il ne soit remplacé par le poids de la Honte et du Remord.
 Mais la pire des choses, c'est quand on ne peut donner un nom à ses démons. Satan lui-même a un prénom, mais cet enfant qui n'a cessé de le hanter en grandissant avec lui n'en avait pas, et il était condamné à être persécuté par lui et à le voir tous les jours au point qu'il devait en porter l'empreinte pour l'Éternité
 Il se dit dans un premier temps que tout était encore dû à sa seule imagination souffrante, qu'il devait essayer d'oublier et de continuer sa route, mais c'était un combat perdu d'avance et il le savait.
 Elle avait toujours le même sourire quand elle vint lui apporter le café, et lui cherchait toujours à nommer un visage qui n'existait pas. Mais l'Espoir était là, et il n'existe qu'à condition qu'on y croie.
 Mais la vibration de son téléphone mobile vint le couper un instant de ses pensées. Comme il s'y attendait, il s'agissait d'un e-mail de Patrick, son associé.

Désolé de te déranger, mais il va falloir que tu reviennes plus tôt que prévu. Le corps d'une jeune fille dans un état lamentable vient d'être découvert, on a besoin de toi. A tout à l'heure.

Et voilà que sa plus grande peur revenait se joindre à son espérance, continuant à le torturer jusqu'à la souffrance supportable.
Tous ces cadavres de petites filles puis de jeunes filles qu'il voyait depuis quinze ans était comme le couteau qui venait lui signaler ce qu'il avait fait et pourquoi il était condamné à donner des noms à ce qui n'en avait pas, sans pouvoir en donner un à la raison d'être de sa propre personne.
Il savait qu'il devait quitter les lieux à l'instant, alors dès qu'elle revint lui apporter l'addition, il lui demanda de façon très directe: "Excusez-moi mademoiselle, mais pourrais-je connaitre votre prénom?"
La jeune fille fût dans un premier temps surprise, mais elle le prit plutôt bien et répondit dans un souffle de bonheur "Sabrina monsieur, mais pourquoi me demandez-vous ça?"
Il voyait l'indélicatesse de la situation, donc après quelques secondes de réflexion, il rétorqua: "Pour rien, c'est juste que vous me faites penser à quelqu'un."
Après une légère exclamation, elle se retira et le relaissa seul à ses pensées. Il regarda très rapidement la note qu'il connaissait déjà, et laissa une pièce plus un billet, avant de remettre son manteau et de se lever pour sortir du restaurant d'un pas ferme.
"Sabrina, Sabrina" pensa-t-il. Est-ce que Almyra aurait pu lui laisser un tel prénom? Il aurait tout le temps d'éclaircir cela pour les prochaines fois où il viendrait prendre un café, en attendant il y avait encore un cadavre à identifier, une histoire à reconstituer et une affaire à résoudre.
 Comme d'habitude il se débrouillerait pour savoir si elle avait été adoptée, pour se rassurer et continuer la quête de son existence dont il ne pouvait se séparer.
 Le lien était peut-être ici, ou ailleurs, mais le nom du Diable lui était bel et bien connu.